Les dénis de burn out
Voici une histoire qui illustre à quel point le burn out vit à l'ombre du déni.
Sofiane a 45 ans. Il est conducteur de tramway. Après 18 ans de présence dans son entreprise, il est passé avec succès agent de maîtrise il y a 2 ans et a obtenu une lettre de félicitations de la part de sa direction. Il se sent bien dans ce poste qui lui permet de transmettre ses connaissances, de respecter et de considérer ses collègues, de les faire travailler sereinement et paisiblement.
Mais son nouveau N+1 n’apprécie pas sa façon de manager : il est « trop proche et trop gentil » avec son équipe. Il lui fait des réflexions humiliantes devant ses collègues et les usagers. Sofiane perd ainsi son statut d’agent de maîtrise, 300 € par mois et redevient simple conducteur. Il a sollicité le CHSCT qui lui a répondu : « On ne remet pas en question la décision d’un cadre. »
Comme tous ses collègues, il est soumis à des injonctions paradoxales : il ne doit pas dépasser les 50 km/h pour des questions de sécurité, mais sa direction lui demande une exactitude sur les horaires à respecter. S’il dépasse la limite autorisée, en cas d’accident, il sera seul à se défendre et n’aura aucun soutien hiérarchique.
Déni personnel
Pour pouvoir s’occuper de ses enfants, dont un est tombé gravement malade il y a quelques mois, il demande à travailler en journée : son N+1 lui donne des horaires de nuit. L’épouse de Sofiane est en recherche d’emploi et a du mal à gérer seule ses enfants. Sofiane est sur tous les fronts : enfants, épouse et travail.
Il dort 3 heures par nuit, ces quelques heures sont hantées par des cauchemars, il a des bouffées d’angoisse et se retrouve dans une incompréhension totale concernant sa situation. Il redoute que son corps le lâche. C’est la première fois dans sa vie qu’il est en arrêt de travail, il culpabilise car il a le sentiment de « profiter du système ».
Il lui faudra 3 séances d’accompagnement pour qu’il reconnaisse qu’il est en épuisement professionnel, jusque là, Sofiane était dans le déni de son état.
Déni familial
Sa femme lui reproche de « dormir un peu trop ». En allant visiter ensemble mon site internet1, et notamment la page « Témoignages », elle estime : «Ces personnes-là sont vraiment atteintes. Toi, tu n’en es pas là. »
Sofiane a toujours voulu donner l’image d’un homme fort, c’est l’homme que sa femme a épousé. Aujourd’hui, elle ne retrouve plus cet homme-là. Or, Sofiane en ce moment ne peut plus être cela. Certains membres de sa belle famille (dont une manager) lui disent : « Il faut que tu te bouges, tu ne peux pas rester comme ça, il faut que tu ailles voir un psychiatre, tu aurais du reprendre ton travail depuis longtemps. Tu ne pas peux pas te laisser aller. »
Sofiane m’explique que tout le monde lui donne des conseils alors qu’il sait qu’il a avant tout besoin de repos, qu’il a besoin de souffler, de se poser, de récupérer et de se déconnecter du travail.
Dénis organisationnels
Pensant trouver un interlocuteur apte à comprendre sa situation, il prend rendez-vous avec la médecin du travail : elle pense que son arrêt n’est pas justifié, que ce qui lui est arrivé se passe tous les jours et elle ne peut rien faire pour lui. Sofiane se sent de nouveau injustement incompris et seul; c’est la triple peine : rétrogradation, perte de salaire, absence de reconnaissance de son état. Ce déni est d’autant plus difficile à accepter car venant d’une instance qui, théoriquement, devrait être la plus compétente pour prévenir l’épuisement professionnel (même si, pour ce faire, tous les acteurs de l’entreprise devraient être concernés.)
Le N+1 de Sofiane lui envoie régulièrement des messages pour connaître la date de son retour. Il reçoit toujours des notes de service. Ce que son N+1 ne sait pas, c’est qu’en le sollicitant de façon régulière et répétée, il retarde son processus de récupération. Il est certainement loin d’imaginer à quel point un simple SMS peut avoir des retentissements néfastes sur lui, amplifiant son impossibilité de déconnecter par rapport au travail, ceci étant pourtant indispensable pour le repos de son système nerveux.
Répétition du déni
Sofiane a renoncé à plusieurs de ses activités qui ont lieu en ville afin d’éviter de croiser un bus ou un tramway. Cela déclenche chez lui des bouffées d’angoisse qui peuvent générer des malaises. Il repense alors aux insultes, aux agressions verbales et au harcèlement dont il a fait l’objet, à ces accidents mortels qu’il évite tous les jours, à ce jeune homme à la jambe coupée par un tramway et qu’il est allé secourir.
Sa vie sociale se réduit peu à peu à une peau de chagrin.
La répétition du déni dans la vie de Sofiane engendre chez lui un grand sentiment de solitude, de la culpabilité, de l’injustice et de l’incompréhension.
Des symptômes invisibles
L’épuisement professionnel a le tort de se traduire par des symptômes invisibles à l’œil nu. La souffrance psychique ne se voit pas de prime abord, elle se dévoile par les mots, de façon progressive, pas à n’importe qui, ni dans n’importe quelles circonstances. Un bras dans le plâtre attire bien plus la compassion qu’un effondrement du capital énergétique, que des troubles de la concentration ou de l’insomnie, pourtant tout aussi invalidants.
Ce qui peut être perçu comme un manque de volonté cache un ensemble de symptômes fonctionnels, émotionnels et cognitifs qui dévastent la vie de la personne.
Une enseignante en souffrance me confiait récemment : « Je vais me raser la tête. Quand on me demandera si j’ai un cancer, je répondrai : « Non, j’ai du harcèlement moral ». »
Cette invisibilité de la souffrance plonge les proches dans l’incompréhension, l’envie de juger tous les interlocuteurs peut arriver ainsi au galop.
L’épouse de Sofiane est-elle perturbée par la nouvelle image que son mari lui procure ? Elle qui est en recherche d’emploi, comment vit-elle le fait que son mari ne se rende pas à son travail alors qu’il en a un ?
Sa belle famille se sent-elle trop concernée par les symptômes de Sofiane ? Préfère-t-elle se voiler la face plutôt que d’admettre qu’il y a des personnes en burn out dans beaucoup d’organisations y compris celles qui prônent les valeurs de bienveillance, de QVT, voire de « bonheur au travail » ? Le suicide n’épargne malheureusement pas les organisations qui préviennent les RPS...
La médecin du travail serait-elle dérangée par ce salarié qui la met devant son impuissance à jouer son rôle de prévention ? Et son N+1, ne serait-t-il pas en train de répercuter sur Sofiane une pression qui le submerge ?
Quand le burn out devient visible, il nous dérange. Parce qu’il peut arriver chez n’importe qui, à n’importe quel moment, dans n’importe quelles conditions, à n’importe quel âge. Nous essayons de nous rassurer comme nous pouvons : « ça ne peut pas m’arriver, j’aime ce que je fais » ou « ça ne peut pas m’arriver, je suis résistant et fort » ou encore « ça ne peut pas m’arriver, j’ai trop d’expérience ».
La vigilance nous concerne tous
On ne peut résoudre un problème que lorsqu’il est reconnu comme tel. L’acceptation de l’épuisement professionnel chez autrui interroge notre propre relation au travail, notre niveau d’exigence et d’investissement, notre capacité à poser des limites par rapport à un ensemble de tâches qui ne seront jamais finies, mais aussi les différents rôles que nous avons tout au long de la journée.
En effet, au delà de notre prudence personnelle face à l’épuisement, que nous le voulions ou non, en tant que salarié, citoyen, client, usager, parent d’élève, consommateur, etc. nous interférons systématiquement dans le travail d’autrui.
Nous posons-nous la question des conséquences de cette interaction sur la personne qui exécute son travail ? Imaginons-nous le stress d’un conducteur de tramway quand nous sommes en retard à notre rendez-vous et que nous traversons devant lui inopinément ? Avons-nous conscience de l’effet que nous produisons chez une vendeuse quand nous rentrons dans sa boutique juste avant sa fermeture ?
Parce que nous sommes tous en interaction les uns avec les autres, la vigilance nous concerne tous. Un des slogans de la Sécurité routière était : « Tous touchés, tous concernés, tous responsables. » Aujourd’hui, ce slogan pourrait largement s’appliquer au burn out.